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Cession de clientèle libérale : peut-on encore stipuler une clause de non concurrence ou de non sollicitation ?


Rédigé par Philippe Touzet et Tommaso Cigaina le Mercredi 5 Juillet 2017

Nous revenons sur l’arrêt prononcé par la Cour d’appel de Versailles sur renvoi après cassation, le 23 février 2017. En plaçant au-dessus de tous les autres principes celui de la liberté de choix du client, la jurisprudence ne va-t-elle pas trop loin ?



Par son célèbre arrêt Woessner Sigrand (1ère chambre civile, 7 novembre 2000), la Cour de cassation a consacré la notion de « fonds d’exercice libéral », rompant avec 150 années de prohibition de la cession des clientèles civiles.
 
Depuis cette décision, les professionnels libéraux disposent avec le fonds libéral d’un véritable « objet de droit », c’est-à-dire un bien mobilier incorporel permettant la réalisation de tout type d’opération : cession, location, apport, démembrement, etc.
 
Dès 2000, la condition de validité de ces opérations, unique et solennelle, a été définie comme la « liberté du choix du patient » (Woessner et Sigrand étaient médecins), et déclinée pour les professions de conseil en « liberté de choix du client », cette liberté devant être expressément sauvegardée par la convention, à peine de nullité.
 
Mais au-delà de la clause de style, qu’on retrouve dans l’ensemble des actes portant sur un fonds libéral, la notion a pris de l’essor et ne cesse de surprendre.
 
C’est ainsi notamment que le 23 avril 2008, le Conseil d’État a inversé, en matière de « location-gérance » de fonds libéral, la solution traditionnelle concernant les accroissements de clientèle, estimant que du fait de la liberté de choix du client, les accroissements devaient être considérés comme propriété du locataire et non du bailleur du fonds.
 
Toutefois, la jurisprudence en matière de clause de non-concurrence entre libéraux s’inscrivait jusqu’alors dans le droit fil de la jurisprudence générale, la clause valide étant à la fois limitée dans le temps et dans l’espace d’une part, et proportionnée aux intérêts légitimes à protéger d’autre part.
 
Sur ce régime, nous vous proposons de vous référer à notre article publié initialement au Dalloz Avocats, faisant le point détaillé du droit positif et que nous publions  in extenso sur Parabellum. Cf. aussi notre commentaire du célèbre arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris, le 21 janvier 2015.
 
Point d’orgue d’une longue bataille judiciaire, l’arrêt commenté vient ébranler les certitudes du praticien.
 
L’espèce, quant à elle, est d’une grande banalité.
 
Me C a cédé sa clientèle à la société F, qui, quelques années plus tard, saisit le bâtonnier de Paris d’une demande contentieuse, se plaignant de ce que le cédant n’aurait pas mis en œuvre les moyens nécessaires pour permettre la transmission complète et effective de la clientèle.
 
Reconventionnellement, le cédant réclamait l’annulation de la clause par laquelle il s’était engagé à « ne pas prospecter, conseiller, proposer mes services ou m’intéresser directement ou indirectement ou par personne ou société interposée, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit (salarié ou travailleur indépendant notamment en tant qu’avocat) auprès de tout client de la SCP X, un client étant défini comme toute personne physique ou morale ayant été facturée par la SCP X au cours des 24 derniers mois précédant la date de signature des présentes (…) pour une durée de trois années (…) ».
 
Plutôt qu’une clause de non-concurrence, qui a pour objet d’interdire une activité professionnelle sur un territoire, il s’agissait d’interdire au cédant de « reprendre » les clients cédés, expressément définis dans l’acte, cette interdiction semblant être une contrepartie naturelle de la perception du prix par le cédant.
 
Il s’agissait par conséquent d’une clause de non sollicitation, plutôt que d’une clause de non-concurrence. C’était d’ailleurs la qualification retenue par le cabinet cessionnaire.
 
On aurait donc pu parier sur sa validité.
 
Mais dès le stade de l’arbitrage du bâtonnier, la clause est annulée. En appel, la Cour de Paris, par un arrêt du 2 juillet 2014, confirme cette annulation, considérant la clause comme disproportionnée, au regard de la liberté d’exercice de l’avocat, faute d’être limitée géographiquement.
 
Une telle motivation est bien surprenante, puisque la clause était cantonnée à une liste de 62 clients.
 
Dès lors, quid de l’intérêt d’une limitation géographique ?
 
Sur pourvoi du cabinet cessionnaire, la Cour de cassation, par décision du 10 septembre 2015, relevait justement qu’en annulant la clause sans rechercher si cette obligation de non-concurrence était proportionnée aux intérêts légitimes à protéger, dès lors qu’elle ne concernait que les clients du cédant, précisément définis, la cour d’appel avait privé sa décision de base légale.
 
Devant la cour d’appel de renvoi, le cédant précisait que l’absence de limitation géographique, ayant entraîné la nullité en première instance, n’était que l’un des différents moyens de nullité qu’il avait soulevés.
 
Il développait l’argument que la clause de non-concurrence « est contraire au droit fondamental à l’accès à l’avocat de son choix ». Il soulignait que « la clause ne lui interdit pas seulement de démarcher des clients, mais aussi d’accepter un dossier lorsqu’il est sollicité par l’un d’eux » et que « si l’engagement de ne pas prospecter est admis, il en est autrement de l’interdiction d’accepter de fournir des prestations qui interdit au client de recourir à l’avocat de son choix. »
 
Convaincue par cet argumentaire, la cour d’appel de renvoi considérait alors que la clause litigieuse ne constitue pas seulement une clause de non sollicitation, mais bien une clause de non-concurrence ; qu’en interdisant au cédant de conseiller ou d’assister l’un des clients visés, elle le contraint à refuser un dossier qu’un client souhaiterait lui confier ; « qu’elle a donc pour conséquence d’interdire à un de ces clients de choisir (le cédant) comme conseil » ; et que par conséquent « la liberté de choix du client n’est ainsi pas respectée ».
                                                                                                                                
Faisant ensuite appel à la règle du procès équitable au sens de l’article 6 de la CEDH, évoquant le rappel du principe opéré par le Conseil constitutionnel, et allant même jusqu’à citer le Conseil National des Barreaux « qui énonce que le libre choix de l’avocat est un droit fondamental », considérant enfin que « seuls des motifs exceptionnels peuvent justifier l’atteinte au principe du libre choix de l’avocat », la cour d’appel de Versailles constatait la nullité de la clause, « en ce qu’elle porte atteinte au droit fondamental de choisir l’avocat de son choix. »
 
Si on ne peut que se féliciter de la consécration de ce principe, du respect de la jurisprudence européenne, et de l’érection du Conseil National des Barreaux en tant que source de droit aux côtés de la CEDH et du Conseil constitutionnel, on ne peut que s’interroger sur l’opportunité d’une telle décision.
 
A la lire, il n’est plus possible de protéger la clientèle cédée, par aucun moyen.
 
Une clause de non sollicitation, basée sur une liste de clients, considérée par conséquent comme proportionnée, est donc annulable, dès lors qu’elle interdit au cédant d’accepter un dossier qui lui serait confié à la demande de l’un des clients cédés.
 
Au plan pratique, le risque est bien sûr d’inquiéter les acquéreurs et de freiner les opérations de transmission. On conseillera donc la technique des compléments de prix, basés sur le chiffre d’affaires, et sur plusieurs années, de préférence.
 
Au plan théorique, au plan de la morale des affaires, et au plan de la déontologie, la décision interroge indéniablement.
 
Et quid de l’action disciplinaire ? On sait en effet que la jurisprudence disciplinaire considère comme une infraction grave, pour un avocat cédant, d’accepter de reprendre des relations professionnelles avec tout ou partie de la clientèle cédée.
 
Que doit faire le conseil de discipline, si la jurisprudence civile valide la reprise des relations sur l’autel de la liberté de choix du client, placée comme principe supérieur avant tous les autres ?
 
Nous resterons dans l’avenir attentif aux évolutions de cette jurisprudence. 

Décision commentée : CA Versailles, 23 février 2017, RG n°15/08001

 








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