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Régime juridique de la clause de non-concurrence entre avocats


Rédigé par Philippe Touzet le Mercredi 5 Juillet 2017

À l’occasion de notre commentaire de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles, du 23 février 2017, nous republions ci-dessous un article publié au Dalloz Avocats, en mai 2015. Il conviendra pour nos lecteurs de le lire avec sa « mise à jour », c’est-à-dire le commentaire précité de l’arrêt de Versailles.



L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Rennes, le 27 janvier 2015 est l’occasion de faire le point sur le régime juridique de la clause de non-concurrence entre avocats, en rappelant tout d’abord qu’elle est illicite dans le cadre du contrat de collaboration, situation où la concurrence est même encouragée (1), puis au contraire, sous réserve du respect de conditions classiques, parfaitement valide entre associés (2).  Pour conclure, on regrettera que n’ait pas été soumise à la Cour cette question : une clause de non-concurrence stipulée à la charge d’un avocat peut-elle être violée par un non-avocat (3) ?
 
Rappel de l’espèce : cinq avocats au barreau de Rennes exercent au sein d’une SELARL DH Associés. En 2005, D, envisageant la fin de sa carrière professionnelle d’avocat, cède à terme ses parts sociales à un confrère G, la cession devant entrer en vigueur le 30 juin 2009. G devient associé et co-gérant de la SELARL mais des dissensions apparaissent. Le bâtonnier de Rennes est saisi, et un protocole est conclu le 28 mai 2009, sous sa médiation, entraînant une réitération des engagements du protocole de 2005, et notamment l’engagement de D de cesser son activité professionnelle au 1er juillet 2009, de présenter G comme son successeur, ainsi qu’à une obligation de non-concurrence pendant deux ans.
 
Six mois plus tard, nouvelle intervention du bâtonnier, G reprochant alors à D, d’une part, d’avoir continué d’exercer son activité après le 1er juillet 2009, malgré son engagement réitéré, et d’autre part, d’avoir constitué la SAS unipersonnelle N, dont l’objet serait de contourner la clause de non-concurrence. La sentence attaquée déboute G, qui fait appel.
 
L’arrêt commenté infirme cette décision et admet la violation de la clause de non-concurrence, établie entre avocats associés, du fait de l’activité opérée par D après qu’il ait quitté la profession, avec cet attendu : « La continuation de l’activité d’avocat sans l’autorisation expresse de M.G, doublée d’un maintien étroit des relations d’affaires entre M.D et ses anciens clients, par le biais de la société N, spécialement créée à cette fin, lui permettant d’entrer comme administrateur dans plusieurs de ces sociétés et ainsi d’exercer de manière directe ou indirecte une activité de conseil et d’assistance à ces sociétés, constitue une violation de la clause de non-concurrence d’une durée de deux ans souscrite lors de l’accord de médiation du 28 mai 2009, et de manière plus générale, un manquement grave et répété aux obligations contractuelles souscrites le même jour. »
 
 
1. La concurrence encouragée dans les rapports de collaboration
 
Le contrat de collaboration libérale est précisément réglementé par les dispositions de l’article 14 du règlement intérieur national (RIN). La prohibition de la clause de non-concurrence n’est pas expresse, mais ressort à l’évidence de la possibilité pour l’avocat collaborateur de constituer et développer sa propre clientèle personnelle. Cette liberté fait en effet l’objet de nombreuses dispositions, tout au long de l’art. 14 RIN, et notamment d’un chapitre complet de l’art. 14.3 RIN, sous le titre « clientèle personnelle ». Par ailleurs, est prohibée « toute stipulation limitant la liberté d’établissement ultérieure ». Le collaborateur libéral est donc un « concurrent autorisé », après l’issue du contrat de collaboration, et aussi, pendant le contrat de collaboration, au sein même du cabinet du « patron ».
 
Mais la déontologie des avocats va plus loin. Les textes prévoient en effet que le collaborateur peut librement piocher dans la clientèle du cabinet dans lequel il collabore, au moment de son départ. Le chapitre « liberté d’établissement ultérieur » figurant à l’art. 14.3 RIN prévoit en effet que « dans les deux ans suivant la rupture du contrat, l’avocat collaborateur libéral ou salarié devra aviser le cabinet dans lequel il exerçait, avant de prêter son concours à un client de celui-ci. Le client s’entend comme celui avec lequel ancien collaborateur libéral ou salarié aura été mis en relation pendant l’exécution du contrat. L’ancien collaborateur libéral ou salarié doit s’interdire toute pratique de concurrence déloyale. »
 
Sous couvert d’une obligation d’information de l’ancien cabinet « employeur », c’est bien une autorisation tacite qui est ainsi donnée au collaborateur libéral ou salarié, qui en dehors de la déloyauté, seule limite à son action, disposera du droit d’exploiter les clients avec lesquels il « aura été mis en relation pendant l’exécution du contrat ».


2. La clause de non-concurrence licite dans les rapports entre associés  

Dans les rapports entre associés, en revanche, il n’existe pas de disposition expresse, et c’est donc la liberté contractuelle qui s’applique, sous le contrôle du juge. 
 
La validité de la clause de non-concurrence est un vieux débat qui met en présence deux principes, celui de la liberté du commerce et de l’industrie, fondé sur la loi des 2 et 17 mars 1791 et celui du respect des conventions librement signées par les parties. A l’origine, la Cour de cassation jugeait que « la liberté de faire le commerce ou d'exercer une industrie ne peut être restreinte par des conventions particulières que si ces conventions n'impliquent pas une interdiction générale et absolue, c'est-à-dire illimitée tout à la fois quant au temps et quant au lieu (...) »[[1]] , ou plus tôt encore, dans une décision du 18 mars 1886, que : "la restriction est valable lorsque, librement consentie, elle est perpétuelle mais limitée à un lieu déterminé, comme aussi lorsque, s'étendant à tous les lieux, elle ne doit être observée que pendant un certain temps".
 
Par la suite, sous l’influence du droit du travail, la jurisprudence s'est montrée plus restrictive et s'est prononcée pour le caractère cumulatif des deux limitations. La Cour de cassation ne valide aujourd’hui une clause de non concurrence, même stipulée dans le cadre d'une cession de participation majoritaire, que si l'interdiction de concurrence est « limitée dans le temps et l'espace comme dans son objet »[[2]] .
 
Cette rigueur peut aboutir à des décisions dont l’équité est discutable et les rédacteurs d’actes doivent en être bien conscients. Citons notamment un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation, du 12 février 2013[[3]] , rendu dans une espèce où le cédant,  qui s'était interdit de concurrencer la société cédée pendant quatre ans, créait, moins d'un an après, une société concurrente. La cour de cassation, saisie par le malheureux acquéreur, rejetait le pourvoi : "Mais attendu que l'arrêt relève que la clause de non concurrence litigieuse n'est pas limitée dans l'espace. Que de cette seule constatation, et peu important que cette clause fût limitée dans le temps, la cour d'appel a, abstraction faite du motif erroné mais surabondant critiqué par la deuxième branche, exactement déduit que les sociétés Spie Batignolles et X n'étaient pas fondées à se prévaloir de la violation de cette stipulation au soutien de leurs prétentions."
 
On aurait pu imaginer que la Cour de cassation donne une place plus importante au consensualisme, dans les rapports entre cédant et cessionnaire d’une entreprise commerciale. De même entre avocats, professionnels et donc "avertis" de la rédaction d’actes, a fortiori si le cédant stipule qu’il cède en vue de prendre sa retraite.
Mais les quelques décisions publiées - concernant des litiges entre avocats associés - sont parfaitement conformes au régime de droit commun, ce qui n’a rien de surprenant, puisque si le « droit des avocats » est d’abord l’expression de l’arbitrage des bâtonniers, ce qui pourrait lui conférer une certaine autonomie, c’est bien devant des magistrats professionnels qu’il est fixé en dernier ressort. L’arrêt commenté ne fait pas exception, la clause de l’espèce étant limitée aux clients du cabinet, pendant une durée de deux ans.
 
Ainsi la Cour de cassation[[4]] , dans une espèce similaire concernant la cession, par un avocat de son fonds d’exercice libéral, en vue de son départ à la retraite, annule la clause par laquelle le cédant s’interdisait « toute forme d’exercice de la profession d’avocat qui viendrait en concurrence du cessionnaire, sans limitation de temps ni de lieu ». Au visa de  l’article 1134 du Code civil et du principe de la liberté d’exercice de la profession d’avocat, la Cour de cassation casse l’arrêt ayant condamné le cédant à des dommages-intérêts, considérant que « seules sont licites les clauses de non-concurrence limitée dans le temps et l’espace, proportionnées à leur finalité ».
 
A noter que l’arrêt d’appel[[5]] , cassé par la décision ci-dessus, avait certes condamné le cédant à des dommages-intérêts, mais s’était refusé à le condamner à une interdiction d’exercice : « il n’appartient pas à la juridiction d’appel d’interdire l’exercice de sa profession par un avocat, sous quelque forme que ce soit, en dehors des textes de nature disciplinaire adéquats, mais seulement d’accorder des dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par les violations ci-dessus caractérisées. »
 
Ladite chambre de la Cour d’appel de Paris, ayant ainsi dû modifier sa position, a rendu en 2014 un arrêt tout à fait conforme[[6]] : dans une espèce du même type, comportant une clause de non-concurrence stipulée dans le cadre d’une convention de présentation de clientèle, la cour annule la clause stipulée pour une durée de trois années, « considérant que la clause de non-concurrence souscrite par Monsieur X encourt la nullité faute d’être géographiquement limitée de sorte qu’elle apparaît disproportionnée au regard de la liberté d’exercer de cet avocat. »
 
Citons pour être complet une décision validant une clause de non-sollicitation ainsi rédigée : « Madame Y s’engage à ne pas démarcher directement ou indirectement les clients du cabinet, à l’exception de ceux dans la liste est annexée aux présentes »[[7]], validation logique dès lors qu’une telle clause ne remet pas en cause la liberté d’exercice, équivalent libéral de la liberté du commerce et de l’industrie.
 

3. La clause de non concurrence stipulée à la charge d’un avocat peut-elle être violée par un non-avocat ?  

La question est loin d’être impertinente, mais il convient de préciser les conditions dans lesquelles, en l’espèce, le cédant (D) a organisé l’activité concurrente. L’arrêt relève en effet que constitue une violation de la clause de non-concurrence « … le maintien étroit des relations d’affaires entre M.D et ses anciens clients par le biais de la société N spécialement créée à cette fin, lui permettant d’entrer comme administrateur dans plusieurs de ces sociétés et ainsi d’exercer de manière directe ou indirecte une activité de conseil et d’assistance à ces sociétés… »
 
Ainsi, D ne s’est pas réinstallé comme avocat[[8]], ni n’a créé une officine de « braconnier du droit », mais il est devenu membre de la direction des sociétés qui étaient auparavant ses clientes, et c’est en cette qualité qu’il a continué à prodiguer ses conseils juridiques, ce qui est permis par la loi.
 
Dès lors, n’aurait-il pas pu plaider que la clause de non concurrence était circonscrite à son objet et lui était donc inapplicable dès lors qu’il n’exerçait plus la profession d’avocat, ni une quelconque profession de conseil concurrente ? Pour que D soit condamné, n’aurait-il pas fallu que la clause prévoit expressément l’interdiction de devenir employé ou membre des sociétés clientes ? En d’autres termes, la cour n’a-t-elle pas fait une interprétation par trop extensive de la clause litigieuse ?
 
Il est dommage que la cour n’ait pas été saisie de la question. Au plan pratique et par prudence, on retiendra qu’une clause de non-concurrence efficace et complète doit non seulement être limitée dans l’espace et le temps, mais aussi complétée par l’interdiction d’intervenir comme salarié ou dirigeant des sociétés anciennement clientes du cédant ; et pourquoi ne pas ériger également en une obligation contractuelle l’interdiction de pratiquer « le conseil » dans les conditions prévues par le titre II de la loi du 31 décembre 1971, c’est-à-dire comme braconnier du droit ? Original, sans doute, mais deux précautions valent mieux qu’une dans cette matière où l’erreur coûte cher.
 
 
 
 
 
[[1]] Cass. civ., 2 juillet 1900, DP 1901, 1, p. 294
[[2]] Cass. com., 12 janvier 1988, no 86-12.838
[[3]] Cass. Com., 12 février 2013, n° 12-13726
[[4]] Cass Civ. 1ère, 6 octobre 2011 n° 10-24158
[[5]] Cour d’appel de Paris pôle 2 chambre 1, 22 juin 2010 n° 08-20431
[[6]] Cour d’appel de Paris 2 chambre 1, 2 juillet 2014 n° 12-15995
[[7]] Cour d’appel de Paris pôle 2 chambre 1, 9 février 2010 n° 08-02812
[[8]] Sauf pendant quelques mois toutefois avant la création de la société N








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