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Les Sociétés d’Exercice Libéral après l’Ordonnance du 8 février 2023 - IV – Réglementation de la détention du capital


Rédigé par Philippe Touzet le Jeudi 23 Janvier 2025

L'ordonnance du 8 février 2023 est entrée en vigueur le 1er septembre 2024. Nous republions sur parabellum, sous la forme d'une série d'articles, le commentaire paru en septembre 2024 dans la revue Droit et patrimoine.



III – REGLEMENTATION DE LA DETENTION DU CAPITAL

La question de la détention du capital aurait pu faire couler beaucoup d’encre si les propositions initiales de l’IGF avaient été suivies d’effet : était en effet préconisée l’ouverture du capital aux tiers, perspective qui n’a pas déclenché l’enthousiasme chez les membres des PJJ, loin s’en faut. Cette mesure est rejetée par une grande majorité des avocats, notamment. Il faut dire que l’expérience de certaines professions de santé, tels les vétérinaires et les biologistes, est révélatrice du changement culturel infligé à la profession par l’entrée massive des fonds d’investissement.

Faute de cette révolution, le régime de la détention du capital de la SEL n’évolue guère. Trois sujets doivent néanmoins retenir l’attention : (i) la création de la notion de professionnel exerçant, la détention d’une SEL à 100% via une ou des SPFPL, et (iii) la superposition de SEL.
 
  1. Le professionnel exerçant, une occasion manquée

Le professionnel exerçant est une notion nouvelle, centrale dans le régime des SEL, et définie de façon quelque peu laborieuse [1] par l’article 3 de l’ordonnance, au sein du Livre Ier « Dispositions communes aux sociétés d'exercice de professions libérales réglementées » comme « la personne physique ayant qualité pour exercer sa profession ou son ministère, enregistrée en France conformément aux textes qui réglementent la profession, et qui réalise de façon indépendante des actes relevant de sa profession ou de son ministère. La seule réalisation d'actes de gestion ne confère pas la qualité de professionnel exerçant. », cette dernière phrase ayant été ajoutée à la demande de certaines professions de santé, qui subissent des difficultés avec leurs actionnaires non professionnels.

Le professionnel exerçant ou « PE » est donc une personne physique, et il faut en principe qu’il détienne plus de la moitié du capital et des droits de vote de la SEL, selon l’article 46 de l’ordonnance qui prévoit : « Sous réserve des dispositions propres à chaque famille de professions mentionnée à l'article 2, plus de la moitié du capital social et des droits de vote est détenue, soit directement, soit par l'intermédiaire d'une société de participations financières de professions libérales, par des professionnels exerçant au sein de la société. »

Plus de la moitié du capital et des droits de vote d’une SEL doit donc être détenue par des « professionnels exerçant », c’est-à-dire des personnes physiques, ou par une ou des SPFPL, elles-mêmes détenues par des « professionnels exerçant ».

Mais cette notion est une occasion manquée, d’autant plus que sa présence dans le projet final est dû à l’initiative du CNB, puisque j'avais proposé, dès les premiers contacts avec la DGE, la création d’une nouvelle notion légale : celle d’APE, ou Associé Professionnel Exerçant. Pour quoi faire ?

La loi du 31 décembre 1990 a créé, pour exercer au sein de la SEL, une troisième voie : celle de l’associé exerçant [2] . Dans une société non libérale, on ne peut exercer une fonction dans l’entreprise que de deux manières : avec un mandat social ou avec un contrat de travail ; un simple « associé » n’a ni fonction ni droit à intervenir dans l’entreprise en dehors des convocations légales. Au contraire, dans les sociétés de PLR, depuis la loi de 1990, il existe un troisième statut qui concerne des personnes qui exercent au quotidien leur profession au travers de la société, sans en être ni mandataire social, ni salarié : ces sont les associés exerçant. La proposition de la profession d’avocat – créer l’Associé Professionnel Exerçant dans l’ordonnance, serait venue donner corps à cet associé exerçant non défini par les textes de 1990 et de 2015. La notion aurait permis de remplacer celle de « membre » (terme non usuel en droit des sociétés) dans l’ensemble des dispositions de la loi de 1990 et, accessoirement, d’appuyer solidement, au plan juridique, la distinction faite par le droit fiscal depuis les deux arrêts précités du conseil d’État de 2013 et 2017 en matière de rémunération « technique », distinction aujourd’hui reprise par la doctrine administrative.
 
Malheureusement, dans l’ordonnance finale, les pouvoirs publics n’ont retenu de la notion que ses deux derniers mots : « professionnel exerçant » (donc PE) et non celle d’APE, ce qui entraine plusieurs conséquences négatives  : (i) les collaborateurs libéraux entrent dans la définition du PE, ce qui est très problématique : cette rédaction conduisait, avant l’intervention du Conseil d’Etat, à permettre, par exemple, la création d’une société pluriprofessionnelle d’exercice (SPE) exerçant la profession d’avocat, dès lors que cette société dispose - non pas d’un avocat associé - mais d’un simple PE… ce qui aurait été possible avec un avocat collaborateur débutant [3] ; (ii) Le Conseil d’Etat a dû réintroduire le mot « membre », comme dans la loi de 1990, alors que cette notion peu juridique avait été supprimée dans le projet. Du point de vue de la qualité légistique, c’est fort regrettable. Le Conseil d’Etat a notamment ajouté le terme « membre » à l’article 40 (alinéa 2) qui est devenu : « Ces sociétés ne peuvent exercer la profession qui constitue leur objet social que par l'intermédiaire d'un de leurs membres ayant qualité pour exercer cette profession. », ce qui referme la possibilité qu’un collaborateur puisse être utilisé comme « PE » permettant d’inscrire la société à un barreau.

Identiquement, l’article 96 qui définit la SPE prévoit que : « Elle ne peut exercer les professions constituant son objet social que par l'intermédiaire d'un de ses membres ayant qualité pour exercer l'une de ces professions au sein de la société. » (iii) enfin, l’ordonnance réformant la loi du 31 décembre 1990 est un texte de droit des sociétés, et la notion d’APE était nécessaire parce que l’associé (qu’il soit ou non professionnel exerçant) est central dans la société a fortiori lorsqu’elle est libérale. A notre sens, le simple « professionnel exerçant », non associé, n’avait pas sa place dans ce texte, dans lequel il ajoute de la confusion, au lieu de participer à la clarification souhaitée ; (iv) enfin, cet APE aurait pu, en même temps qu’il était défini par l’ordonnance, être nanti d’un statut fiscal et social. L’article 62 CGI se prêterait fort bien à cet ajout et son 4ème alinéa deviendrait : « Les traitements, remboursements forfaitaires de frais et toutes autres rémunérations sont soumis à l'impôt sur le revenu […] lorsqu'ils sont alloués […] aux associés en nom des sociétés de personnes, aux membres des sociétés en participation, aux associés professionnels exerçants mentionnés à l’article 3 de l’ordonnance n° 23-77 du 8 février 2023 [4] , et aux associés mentionnés aux 4° et 5° de l'article 8 lorsque ces sociétés ou exploitations ont opté pour le régime fiscal des sociétés de capitaux. »
 
  1.  La détention de la SEL par une SPFPL

Nouveauté de l’ordonnance qui doit être signalée, sans qu’il soit nécessaire de la commenter longuement, il est désormais possible, en application de l’article 40, que les associés soient 100% interposés au travers d’une ou plusieurs SPFPL.

Jusqu’alors, l’associé personne physique, indirect à 99,99% au travers de la SPFPL, devait se ménager une participation directe en capital ou en industrie, pour être en conformité avec l’article 6, I, 3° de la loi de 1990 qui prévoyait que « Cette société doit au moins comprendre, parmi ses associés, une personne exerçant la profession constituant l'objet social de la société. », la SPFPL n’étant pas une société d’exercice.

Désormais, cette limite est levée : une SEL peut n’avoir pour associées que des SPFPL.  Le guide de la DGE [5] le confirme expressément : « Ainsi, le montage d’une SEL détenue à 100% par une holding, elle-même détenue à 100% par le professionnel exerçant au sein de la SEL est illicite car il faut que le professionnel exerçant détienne une part du capital de la société d’exercice. Or, cette pratique est courante. Pour s’adapter à cette réalité, l’ordonnance de 2023 assouplit l’obligation de présence d’un associé exerçant au sein de la société en permettant à l’associé d’être considéré comme tel quand la détention du capital de la SEL est indirecte, par le biais d’une SPFPL. »

Certains ordres d’avocats semblent inquiets à l’idée d’inscrire comme « associé exerçant » un avocat qui n’est pas associé, au sens strict ? Mais la contradiction n’est qu’apparente et les termes de l’article 40 sont suffisamment clairs pour qu’aucun doute ne puisse s’insinuer : l’associé de la SPFPL est, par l’effet de la loi, réputé associé exerçant de la SEL [6] . Il est d’ailleurs certain que le Conseil national des barreaux sera très rapidement amené à trancher la question.
 
  1. La détention de la SEL par une autre SEL : situation des PJJ

Alors que la capacité de détention du capital de la SEL par une SPFPL était élargie, on a pu craindre au contraire que la détention d’une SEL, indirecte à 100 %, via une autre SEL, parfaitement possible sous l’empire de la loi de 1990, ne le soit plus sous le régime de l’ordonnance. En effet, alors que l’article 6,I,3° précité l’article 6, I, 3° de la loi de 1990 prévoyait que « Cette société doit au moins comprendre, parmi ses associés, une personne exerçant la profession constituant l'objet social de la société. », texte qui intégrait sans hésitation les personnes morales avocates (donc une autre SEL), la formule de l’article 40 de l’ordonnance a pu faire douter : « Au moins un professionnel exerçant au sein de la société en est associé, directement ou par l'intermédiaire d'une société de participations financières de professions libérales. »

Il y a donc eu substitution, dans le nouveau texte, de la notion de personne exerçante, comprenant les personnes morales, par la notion de professionnel exerçant ; dès lors que ce PE est obligatoirement une personne physique (art. 3), faut-il comprendre que la SEL doit comprendre obligatoirement et directement un personne physique exerçante ?  

La réponse vient de la combinaison des articles 46 et 81, faisant respectivement partie des dispositions générales et spécifiques aux professions juridiques et judiciaires. L’article 46 de l’ordonnance détermine la détention du capital et des droits de vote des SEL, comme suit : « Sous réserve des dispositions propres à chaque famille de professions mentionnée à l'article 2, plus de la moitié du capital social et des droits de vote est détenue, soit directement, soit par l'intermédiaire d'une société de participations financières de professions libérales, par des professionnels exerçant au sein de la société. » En application de ce texte, plus de la moitié du capital et des droits de vote d’une SEL doit donc être détenue par des « professionnels exerçant », c’est-à-dire des personnes physiques, ou par une SPFPL elle-même détenue par des professionnels exerçant ce qui comme on l’a vu est prévu par l’article 40. Cependant, concernant les professions juridiques ou judiciaires, l’article 81 de l’ordonnance déroge à la règle fixée à l’article 46, et prévoit que « (…) Plus de la moitié du capital social et des droits de vote de la société peut également être détenue : 1° Par tout professionnel exerçant l'une quelconque des professions juridiques ou judiciaires ou par toute personne morale, établis en France ou une personne européenne au sens de l'article 4, exerçant l'une quelconque des professions juridiques ou judiciaires « .

La sémantique est importante et pour la compréhension de ce régime, il ne faut pas confondre le « professionnel exerçant », notion définie à l’article 3 comme une personne physique, avec l’expression « personne exerçant la profession », employée par l’article 81, ou encore celle d’« associé exerçant », employée par les articles 58 à 62, et qui comprennent toutes deux les personnes morales.

La doctrine est unanime en ce sens : « Par conséquent, il doit être considéré que l’ordonnance du 8 février 2024 admet également que le capital d’une SEL soit intégralement détenu par une autre SEL [7] ». « L’article 81 prévoit en effet, et sans qu’un décret puisse l’interdire (contrairement à ce que prévoit l’article 69 pour les SEL de professions de santé ainsi que l’article 86 pour les SEL de professions techniques et du cadre de vie), que « plus de la moitié du capital social et des droits de vote » (et non pas seulement « plus de la moitié du capital social », ainsi que le pose l’article 69 pour les SEL de professions de santé) d’une SEL de profession juridique ou judiciaire peut être détenue non seulement par des professionnels en exercice dans la société (directement ou indirectement par l’intermédiaire d’une SPFPL) mais également par :toute personne physique ou morale exerçant l’une quelconque des professions juridiques ou judiciaires (en ce compris celle objet de la SEL), y compris dans d’autres États de l’Union européenne [8]; »

L’ordonnance ne remet donc pas en cause la possibilité de détention du capital de SEL d’avocats par une autre SEL d’avocats. A cet égard, le guide DGE consacré aux professions du droit (p. 24) vient clairement confirmer la possibilité d’une détention 100% indirecte : « Par ailleurs,  la détention totale d’une SEL par une autre SEL est également possible en vertu de l’article 81 dès lors qu’un des associés de la SEL « mère » exerce la profession constituant l’objet social de la SEL « fille » (…) La personne exerçant la profession n’est pas nécessairement un professionnel exerçant au sens de l’article 3 (personne physique) mais peut également être une personne morale exerçante (une SEL). »
 
[[1]] Pour comparer, ci-après la définition proposée à l’époque par le Conseil national des barreaux : « L’associé professionnel exerçant (APE) est un associé, titulaire ou non d’un mandat social au sein de la société d’exercice libéral ou de droit commun dont il est membre, et qui exerce sa profession, au travers de ladite société d’exercice, de façon indépendante et non subordonnée. »
[[2]] L’expression « associé exerçant » figure à 61 reprises dans la loi du 31 décembre 1990 et à 90 reprises dans la loi « croissance » du 6 aout 2015
[[3]] S. Bortoluzzi, op. préc. ; Ph. Pierre, Observations cursives sur l’ordonnance du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées, LexisNexis, Responsabilité et assurances n°4, avril 2023
[[4]] il s'agit bien sûr d'une hypothèse qui ne s'est pas réalisée
[[6]] En ce sens, cf. B. Brignon op. préc.
[[7]] B. Dondero op. préc.
[[8]] R. Mortier op. préc. fiche n°9








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