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Les Sociétés d’Exercice Libéral après l’Ordonnance du 8 février 2023 - I - Genèse de la réforme


Rédigé par Philippe Touzet le Jeudi 23 Janvier 2025

L'ordonnance du 8 février 2023 est entrée en vigueur le 1er septembre 2024. Nous republions sur parabellum, sous la forme d'une série d'articles, le commentaire paru en septembre 2024 dans la revue Droit et Patrimoine.



I - GENESE DE LA REFORME

Les Sociétés d’Exercice Libéral après l’Ordonnance du 8 février 2023 - I - Genèse de la réforme
Les sociétés d’exercice libéral (SEL) sont apparues en 1990 dans notre droit positif, après un bien long cheminement pour les professions juridiques et judiciaires. Les avocats, tout d’abord, ont été obligatoirement individuels, de tout temps et jusqu’au décret du 10 avril 1954, issu des textes sur la profession d’avocat adoptés le 26 juin 1941 par le régime de Vichy [1]. Le décret de 1954 autorise et régit, par son unique article 49, l’association entre avocats, à condition de son autorisation par le règlement intérieur du Barreau [2] . Il faut ensuite attendre la loi n° 66-879 du 29 novembre 1966 pour voir apparaître les sociétés civiles professionnelles (SCP), dont les professions juridiques et judiciaires vont s’emparer. Les notaires et les avocats aux conseils, comme les avocats jusqu’en 1954, était tenus à un exercice individuel jusqu’à la promulgation de cette loi. La SCP est encore la structure majoritaire dans le notariat [3], et pour les avocats aux conseils auxquels les SEL n'ont jamais été ouvertes [4] , mais elle a en revanche été largement abandonnée par les avocats depuis l’apparition des sociétés d’exercice libéral [5].

La SCP, reconduite sans véritable rénovation par l’Ordonnance du 8 février 2023, est une société civile, transparente fiscalement (art. 35 [6], à défaut d’option pour l’impôt sur les sociétés, et se caractérise principalement par (i) l’impossibilité d’y associer des personnes morales (art. 1er), (ii) les conditions très particulières de sa gouvernance, aucun associé ne pouvant disposer de plus de 50 % des droits de vote (art. 19 D. 92-680 du 20 juillet 1992), (iii) l’engagement indéfini et solidaire des associés à l’égard des tiers (art. 15) et (iv) par son droit de retrait d’ordre public (art. 18). Enfin, il faut signaler la loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 laquelle a créé au sein de l’article 10 L. 1966 un dispositif très original de dépatrimonialisation sur lequel il sera revenu à propos de celui prévu par l’Ordonnance pour les SEL.

La loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 « relative à l’exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé et aux sociétés de participations financières de professions libérales [7] , [8] est venue bouleverser ces modes d’exercice traditionnels, en instaurant, pour les professions juridiques et judiciaires, la possibilité d’utiliser les sociétés de capitaux, presque comme les entrepreneurs de droit commun. Après un temps d’hésitation, les professionnels, en particulier les avocats, ont très largement investi cette nouvelle forme d’exercice qui a contribué, par sa souplesse et les avantages qu’elle procure (en particulier le caractère natif du régime de l’impôt sur les sociétés attaché aux sociétés de capitaux) au développement de l’entreprenariat des libéraux, lequel a pris un complet essor, après l’arrêt Woessner Sigrand [9], en novembre 2000, dans lequel la Cour de cassation a rompu avec sa jurisprudence séculaire prohibant la vente des clientèles civiles, pour faire entrer dans le droit positif la notion de fonds d’exercice libéral, plus couramment dénommé fonds libéral, ce fonds devenant alors, sous la condition du respect du libre choix du patient [10], un objet de droit.

Ainsi, à partir du début de ce siècle, munis des sociétés de capitaux et de ce nouvel objet de droit, les libéraux ont pu développer, comme tous les entrepreneurs, des opérations d’ingénierie patrimoniale pour faire grandir leurs structures, se rapprocher d’autres praticiens, assurer leur transmission, en particulier la transmission intergénérationnelle au sein du cabinet, ou tout simplement pour aménager de façon plus souple leurs conditions d’exercice professionnel. La pratique qui s’est développée grâce aux SEL a certainement participé à la pérennisation des structures d’exercice, de même qu’à une certaine banalisation des entreprises libérales par rapport à celles de droit commun, mouvement d’ailleurs encouragé par une frange de plus en plus importante des professionnels eux-mêmes. En particulier, lors de la concertation portant sur l'Ordonnance du 8 février 2023, s’inscrivant dans les propositions du rapport Lavenir Scotté [11], le Conseil national des barreaux a exprimé sa préférence pour la disparition du statut spécial des sociétés d'exercice libéral au profit des sociétés de droit commun régies par le code de commerce, auquel il aurait pu être simplement ajouté, via le projet d'ordonnance, l'ensemble des dispositions spécifiques nécessaires à l'activité libérale, et ce, sans qu'il soit nécessaire de distinguer ces structures par leur forme sociale ou par une dénomination spécifique. Ce projet, initialement mené en ce sens par la direction générale des entreprises (DGE) a finalement été abandonné au profit du maintien des SEL à la demande des professions médicales.

Aujourd’hui, la profession d’avocat se répartit approximativement en trois tiers : 36 % exercent à titre individuel, 32 % en qualité d’associé, et 29 % en qualité de collaborateur libéral. Seulement 3 % des avocats exerçant qualité de salarié [12]  :



Ce mouvement est général, comme le relève le rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance du 8 février 2003, qui précise que « l'exercice sous forme de société, bien qu'il demeure minoritaire chez les professionnels libéraux, est de plus en plus prisé (le recours à la forme sociétaire est ainsi passé de 26,6 % en 2012 à 31,1 % en 2017) car il répond au besoin croissant d'investissement des professionnels dans leur structure d'exercice. »

L’économique explique pour une part cette évolution. En termes de chiffre d’affaires, il y a en effet une différence majeure entre les deux statuts : selon les statistiques de l’ANAFAGC, les recettes nettes d’un avocat associé, en moyenne, sont presque 3 fois supérieures à celle d’un individuel [13] , soit 320 513 € pour les premiers, contre 131 695 € pour les seconds, le plus notable étant que cet écart est constant depuis 1997.

Cet engouement méritait sans doute qu’on s’intéresse à la loi du 31 décembre 1990.

Ce texte, déjà complexe lors de sa promulgation, a en effet été réformé de multiples fois entre 1990 et 2016 [14] et il était devenu largement incompréhensible, y compris pour les spécialistes tenus de s’y prendre à deux fois avant de donner un avis sur la mise en œuvre de l’une quelconque de ses dispositions. Cette complexité tenait notamment, outre les réformes successives, au mélange des dispositions concernant les différentes familles de professions au sein des mêmes articles, par de nombreuses dispositions négatives, et par l’emploi d’expressions fort longues bien que répétées tout au long du texte, comme par exemple celle relative aux « professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé ». Le rapport au Président de la République [15] met clairement en avant cette complexité : « Les dispositions de la loi n° 90-1258, en particulier sur la question de la détention du capital, sont au gré des réformes devenues de moins en moins lisibles pour les professionnels. A titre d'exemple, son article 6, relatif à la détention du capital et des droits de vote, est passé de 3 à 17 alinéas depuis 1990. De même, au sein du titre IV, les 23 alinéas régissant les SPFPL sont ramassés en seulement 2 articles (31-1 et 31-2) au sein desquels s'insèrent près de 19 renvois vers d'autres dispositions de la loi n° 90-1258. […] Ce faisant, certaines professions, à l'instar des professions juridiques ou judiciaires, se sont vu dotées d'un accès à des SARL adaptées par le truchement de la loi de 1990 ainsi qu'à des SARL adaptées par le biais d'un autre régime ouvert en 2015. Dès lors, l'accès aux SARL par des professions juridiques ou judiciaires est possible par la voie de deux régimes extrêmement proches, sans que cette dualité ne soit justifiée. Cette juxtaposition de régimes d'adaptation ajoute à la confusion sur les dispositions applicables et donc à l'insécurité juridique pour les professionnels. […] »

La réforme était initiée en septembre 2020 par une mission confiée par Monsieur Alain Griset, alors Ministre délégué auprès du ministre de l'Économie, des Finances et de la Relance, chargé des Petites et Moyennes Entreprises, à l’inspection générale des finances (IGF)  afin d’identifier et de recenser les mesures destinées à simplifier l’exercice libéral et à favoriser la création ainsi que la croissance des entreprises des professionnels libéraux. Le rapport de MM. Frédéric Lavenir et Nicolas Scotté, remis en novembre 2020, intitulé « Mesures de simplification ciblées sur les professions libérales réglementées » comportait 19 propositions et 9 pistes de réflexions. Trois axes étaient alors retenus par la DGE, dont le renforcement du capital des sociétés (principalement l'ouverture du capital aux tiers, proposition largement rejetée par les professionnels) et la rationalisation du paysage des structures juridiques [16], prévoyant plusieurs séries de mesures : adapter le régime des sociétés de droit commun aux professions libérales (mesure n° 4) ; étendre l’accès aux sociétés de droit commun de toutes les professions libérales réglementées (mesure n° 5) ; mettre en extinction le régime des sociétés d’exercice libéral (mesure n°6) ; clarifier les règles s’appliquant aux sociétés de droit commun (mesure n° 7).

Comme dit plus haut, les objectifs initiaux ont dû être modifiés en raison de l’opposition des professions médicales, et de l’extinction des SEL, le projet est passé à celui de l’extinction des sociétés de droit commun pour les professions juridiques et judiciaires  [17]. La profession d’avocat était pourtant très favorable à la mise en extinction du régime des SEL et proposait un régime simple, intelligible, lequel aurait pu comporter, par couches successives : (i) les règles de droit commun de droit des sociétés, figurant dans le Code civil et dans le Code de commerce, (ii) les règles spécifiques applicables à l’activité libérale pour tout type de société ; puis enfin (iii) les règles spécifiques à chaque profession.

Ainsi, la réforme du droit des sociétés spéciales des professionnels libéraux proposée par l’IGF manque sans doute de l’ambition initiale. La rupture culturelle majeure, qui aurait pu être aussi importante que la loi de 1971, ou celle de 1990, s’est transformée en une simple réécriture de la loi de 1990, ne satisfaisant finalement – et partiellement - que l’objectif de simplification.

C’est d’ailleurs ainsi que l’Ordonnance est présentée dans le rapport précité au Président de la République : « L'objectif principal de ce texte est de clarifier l'actuelle rédaction des dispositions législatives communément applicables aux professions libérales réglementées, celles-ci étant devenues difficilement intelligibles aux destinataires de la norme, y compris les professionnels du droit. Il s'agit de rendre la loi plus accessible aux professionnels et leur donner ainsi une vision claire des possibilités offertes par les différents régimes qui leur sont applicables. »

Une réforme à droit constant. L’ordonnance opère un changement dans la continuité : elle réécrit à droit constant tout en adoptant un certain nombre de modifications substantielles comparées au droit de 1990.

Une réforme universelle… pour les PJJ seulement. Outre l’abrogation de la loi n° 66-879 du 29 novembre 1966 et de la loi no 90-1258 du 31 décembre 1990, qui permet à l’ordonnance de devenir le texte de référence pour (presque [18]) toutes les structures professionnelles, elle devient le texte unique pour les PJJ dont les sociétés d’exercice de droit commun (SEDC) seront désormais soumises au même régime [19], ce qui ne sera pas le cas pour certaines professions concurrentes comme celle d’expert-comptable ou celle de conseil en propriété industrielle (CPI), ou encore celle de commissaire aux comptes, ces trois professions conservant le droit d’utiliser des sociétés d’exercice de droit commun (SEDC).

Une volonté de clarification. Cet objectif majeur est globalement atteint [20] : l’utilisation des techniques contractuelles, suggérées dès l’origine de la concertation par le CNB, avec la création d’un chapitre de définitions, et la séparation des dispositions générales et des dispositions particulières pour chaque familles de professions libérales réglementées (PLR) facilite grandement la compréhension du régime applicable, même si, sur certains aspects, le texte ne va assez loin.

La réforme a déjà été largement commentée [21] et cette analyse sera organisée autour des sujets essentiels du nouveau régime, avec l’objectif de donner, chaque fois que cela sera possible, un clé d’interprétation grâce à l’éclairage de la concertation, qui sera ainsi modestement élevée en une forme de travaux parlementaires, puisque s’agissant d’une ordonnance, le texte en est démuni.
 
[[1]] Yves Ozanam « Histoire de la profession d'avocat depuis 1830 » Dalloz 2022 - Archives de philosophie du droit
[[2]] En même temps qu’il autorise la création des CARPA. Cf. JORF 11 avril 1954 n°85
[[4]] B. Brignon « La réforme des sociétés de professions libérales réglementées  par l’ordonnance du 8 février 2023 » in Lexbase
[[5]] Selon les statistiques du ministère de la justice au 1er janvier 2020, il reste 1984 SCP inscrites sur l’ensemble des barreaux français, contre 5867 SELARL (et SELARLU) et 773 SELAS et 440 SEDC. A Paris, les SCP ne représentent plus que 7.9% des structures mono-professionnelles contre 71.6% pour l'ensemble des SEL et des SEDC
[[6]] Les numéros d'articles de ce paragraphe renvoient à la loi du 29 novembre 1966
[[7]] On appréciera l’esprit de synthèse du législateur de 1990.
[[8]] Ci-après « la loi de 1990 » ou « L. 1990 »
[[9]] Cass. Civ. 1ère, 7 nov. 2000, n° 98-17731, Woessner Sigrand
[[10]] L’arrêt Woessner Sigrand est rendu entre deux chirurgiens et la notion a ensuite été étendue au « libre choix du client »
[[11]] Cf. infra § 1
[[12]] Source : Ministère de la justice « Références statistiques Justice » - Edition 2023
[[13]] « Maître » hors-série « Les statistiques » édition 2023 - www.anafagc.fr/e-kiosque
[[14]] Not. par la loi n° 99-515 du 23 juin 1999, la lo in° 2001-420 du 15 mai 2000, la loi n° 2005-882 du 2 août 2005,   la loi n° 2011-331 du 28 mars 2011, la loi n° 2012-387 du 22 mars 2012 dite Warsmann, bien sûr la loi n° 2015-990 du 6 août 2015, l'ordonnance n° 2016-394 du 31 mars 2016, et, la loi n° 2016-563 du 10 mai 2016
[[16]] le 3e axe portant sur « l’amélioration des régimes sociaux »
[[17]] sous réserve toutefois de l'article 132 de l'ordonnance – cf. infra  § 1.4
[[18]] L’AARPI n’est pas régie par l’ordonnance
[[19]] à un détail près - Cf. infra  § 1.4
[[20]] Pour une vision critique : R. Mortier, Droit des sociétés n°10, oct.2023 fiche n°1
[[21]] B. Dondero, Ordonnance relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées. Ordonnance n° 2023-77 du 8 février 2023 : Rev. Sociétés 2023, p. 271 ; R. Mortier, Sociétés d’exercice libéral – Etude : Droit des sociétés, oct.2023 fiches n°1 à 10 ; B. Brignon, La réforme des sociétés de professions libérales réglementées par l'ordonnance du 8 février 2023, Lexbase n° L7738MGP ; Une ordonnance réforme l’exercice en société des professions libérales réglementées : BRDA 7/23, comm. – S. Bortoluzzi, Exercice en société des professions libérales réglementées : du changement dans la continuité : JCP G 2023, 269  – F. Roussel, Réforme de l'exercice en société des professions libérales réglementées : conséquences pratiques pour les notaires : Defrénois 9 mars 2023, n° 10, p. 23 ; JCP G 2023, 365, obs. L. Jariel, spéc. n° 1. – A. Reygrobellet, Une « codification » à droit presque constant des règles d'exercice en société des professions libérales réglementées : JCP N 2023, 1059. – S. Nonorgue, La nouvelle réforme du droit des sociétés d'exercice des professions juridiques et judiciaires : JCP E 2023, 1092 ; BRDA 7/23, inf. n° 19








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