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Dossier : Emport de clientèle d’avocat, comment obtenir réparation ? (2)


Rédigé par Philippe Touzet le Mercredi 4 Décembre 2019

La clientèle d’un avocat a-t-elle une valeur ? Au-delà des débats doctrinaux au sein de la profession, quelle est la réponse en droit positif ? Ce dossier a été rédigé à la suite du colloque organisé par la commission de droit économique du Barreau de Paris, dont la thématique était « l’évaluation de l’entreprise », et dans lequel nous sommes intervenus sur la question spécifique de l’évaluation de l’entreprise libérale, et en particulier, sur la question essentielle de la prise en compte dans cette évaluation de la valeur de la clientèle.

Dans ce second volet de notre dossier, nous verrons que la jurisprudence judiciaire est particulièrement hésitante voire chaotique sur le sujet de la prise en compte de la clientèle d’avocat en tant que valeur patrimoniale.



 
L’étude approfondie de la jurisprudence montre en effet l’existence d’une véritable incertitude quant au traitement de cette question. Alors que certaines décisions vont prendre en compte la valeur de la clientèle dans l’appréciation globale des éléments en litige, la plupart d’entre elles le refuse, considérant qu’il ne peut y avoir indemnisation que dans l’hypothèse de la démonstration d’une faute de type concurrence déloyale par exemple.
 
Nous avons vu, dans l’article précédent, que le principe selon lequel la clientèle d’un cabinet d’avocats est un actif social est parfaitement établi par la jurisprudence fiscale, qui redresse et taxe les opérations de restructuration portant sur la clientèle ou le fonds libéral.
 
On le trouve également parfaitement établi dans certaines décisions civiles, notamment lorsque le fonds libéral se trouve pris dans une communauté ou une indivision matrimoniale. On citera notamment une décision de la cour d’appel de Versailles du 2 février 2017 rendue en matière de liquidation du régime matrimonial entre deux époux, tous deux professionnels libéraux, et qui procède à la valorisation des deux fonds pour les intégrer à la répartition. Dans ce contexte, la question du principe de la valeur ne se pose même pas.
 
Mais dans les conflits d’associés, la jurisprudence civile admet qu'une clientèle d'avocat a une valeur, mais de façon minoritaire, et essentiellement dans les hypothèses où l'avocat concerné procède à un retrait en nature, cas dans lequel le juge du fond admet la compensation entre la valeur des parts retrayant et celle du fonds libéral qu’il emporte.
 
De façon plus majoritaire, les décisions judiciaires refusent de considérer cette valeur comme intrinsèque, et jugent régulièrement qu'un cabinet ne peut pas obtenir d'indemnisation pour le départ d'une clientèle, sauf à démontrer l'existence d'actes déloyaux.
 
Il y a donc un déport clair du raisonnement : la clientèle n’a pas de valeur et son emport n’est pas indemnisé ; seule la faute civile commise concomitamment à Port va pouvoir entraîner réparation.
 
À l’évidence, cette solution est préjudiciable au cabinet victime qui devra administrer la preuve d’une concurrence déloyale, ce qui est dans la plupart des cas, extrêmement difficile.
 
Parmi les décisions minoritaires, on peut citer deux décisions du bâtonnier de Paris des 23 septembre 2016 et 20 juillet 2017.
 
Dans la première, il s’agissait d’une AARPI dont la convention prévoyait que « les parties mettent en commun leurs clientèles respectives ». Le bâtonnier considère que : « il doit être fait droit à cette demande peu important qui est à l’origine de l’arrivée du client dans la structure, dès lors que les parties sont conventionnellement convenues de mettre en commun la clientèle : l’emport d’un client doit dès lors être considéré comme une appropriation de biens communs. » 
 
Dans la seconde, il s’agissait d’une SELARL avec un important capital social. Dans le contexte d’un retrait, la décision valorise la clientèle emportée et la déduit, à titre de compensation partielle, de la valeur des parts de l’associé retrayant.
 
Parmi les décisions majoritaires, on citera tout d’abord l’arrêt emblématique rendu le 21 janvier 2015 par la cour d’appel de Paris. Il s’agissait d’un conflit entre deux structures de taille importante au sujet du départ de l’une vers l’autre de toute une équipe d’associés et de collaborateurs, avec leurs clients et leurs dossiers. Curieusement, alors même que les demandes étaient limitées à la concurrence déloyale, la cour répond sur la question qui ne lui est pas posée au sujet de la valeur intrinsèque de la clientèle, et pose quatre principes qui aujourd’hui semblent faire autorité :
 
  • Un avocat est libre d’exercer dans la structure de son choix, et peut donc en changer sans avoir à rendre compte des motifs qui le déterminent ;
 
  • L’exercice professionnel d’un avocat se caractérise par l’intuitu personae entre ledit avocat et ses clients mais aussi entre l’associé et le collaborateur, « ce dont il résulte que le départ de l’associé peut entraîner celui concomitant de ses collaborateurs » ;
 
  • « Un tel départ est donc de nature à être suivi de la perte d’un client choisissant de continuer à travailler avec l’avocat retrayant dans le cabinet ; ceci ne peut être prohibé, la liberté des affaires empêchant que la clientèle puisse faire l’objet d’un droit privatif. »
 
  • Cette liberté a des limites liées au respect du principe de loyauté et ne doit pas s’accompagner de manœuvres « aboutissant à la désorganisation du cabinet privé de certains de ses associés et collaborateurs. »
 
Ainsi est affirmé le principe selon lequel la clientèle ne peut pas faire l’objet d’un droit privatif, principe radicalement contraire avec ceux énoncés par la jurisprudence notamment fiscale citée dans le premier volet de ce dossier.
 
Comment gérer en effet une telle contradiction, entre cette décision et la jurisprudence qui juge régulièrement que la clientèle fait partie de l’actif social d’une structure patrimoniale ?
 
Même la jurisprudence du bâtonnier de Paris se contredit, comme on le voit ci-dessous.
 
Beaucoup de décisions récentes vont dans le même sens, marquant une véritable tendance :
 
  • « Le fait que des clients suivent le retrayant ne peut donner lieu à réparation pour ledit cabinet que dès lors qu'est démontré soit un démarchage des clients dudit cabinet, soit une volonté de déstabiliser le cabinet que le retrayant quitte. »  (Bâtonnier de Paris, 13 déc. 2017) ;
 
  •  « Les associés d'une SCP sont libres de la quitter, sous réserve de respecter les règles statutaires et déontologiques, et les clients sont eux-mêmes libres du choix de leur avocat. Dès lors et en l'absence de toute démonstration d'une faute …, d'un préjudice et d'un lien de causalité … il ne saurait être fait droit à la demande… » (Bâtonnier de Paris, 9 janv. 2017) ;
 
  • … « les nombreuses attestations versées aux débats révèlent que c'est en raison de l'intuitu personae ainsi développé que ces clients ont souhaité rejoindre M Y... au sein de la SELAS Z..., (...). Dès lors il appartient à la SCP X... de démontrer qu'en réalité ces clients ont sollicité le transfert de leurs dossiers à la SELAS Z... en raison des manœuvres frauduleuses de M Y..." (Paris 25 janv. 2017) ;
 
  • "Le retrait de tout associé d'une société d'avocats est libre, comme le choix de leurs collaborateurs et de leur client de les suivre, et ne peut en lui-même constituer une faute" (CA Versailles, 19 mai 2016)
 
Cela va très loin, puisque dans une affaire assez incroyable dans laquelle un confrère avait cédé sa clientèle à un acquéreur, en vue de son départ à la retraite, puis s’était réinstallé, de sorte que les clients étaient tous revenus le voir, la première chambre civile de la Cour de cassation  (Cass civ 1ère , 21 mars 2018) a validé l’annulation de la clause de non-concurrence (en fait une clause de non sollicitation appuyée sur une liste limitée de clients).
 
Pour la haute cour, la liberté de choix du client justifie la violation contractuelle.
 
Elle ne limite pas ce raisonnement à la relation entre le client et l’avocat, ce qui pourrait à la limite paraître logique, mais l’étend aux rapports entre l’acquéreur et le vendeur, ce qui aboutit à ce résultat que nous trouvons pour notre part très excessif.
 








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