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La liberté de l’expert dans l’évaluation des actions ou parts sociales


Rédigé par Raphaël Tiwang Watio le Lundi 19 Décembre 2022

On sait que désormais l’expert de l’article 1843-4 du Code civil est tenu par les règles contractuelles d’évaluation. Mais en l’absence de telles règles, qu’en est-il ? Le présent article explore la liberté de l’expert, en particulier lorsque, à défaut de règles, les parties excipent de l’existence d’usages en matière d’évaluation.




En cas de contestation sur la valeur des actions ou parts sociales, un expert peut être désigné pour procéder à leur évaluation en application de l’article 1843-4 du code civil[[1]] ou de l’article 21 (paragraphe III, deuxième alinéa) de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques[[2]].
 
En effet, traitant des attributions du Bâtonnier en matière de règlements des différends entre avocats à l’occasion de leur exercice professionnel, l’article 21 susdit dispose que : « Tout différend entre avocats à l'occasion de leur exercice professionnel est, en l'absence de conciliation, soumis à l'arbitrage du bâtonnier qui, le cas échéant, procède à la désignation d'un expert pour l'évaluation des parts sociales ou actions de sociétés d'avocats. (…) ».
 
L’article 1843-4 susdit énonce quant à lui que :
 
« I. – Dans les cas où la loi renvoie au présent article pour fixer les conditions de prix d'une cession des droits sociaux d'un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société, la valeur de ces droits est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d'accord entre elles, par jugement du président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent, statuant selon la procédure accélérée au fond et sans recours possible.
 
L'expert ainsi désigné est tenu d'appliquer, lorsqu'elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statuts de la société ou par toute convention liant les parties.
 
II. – Dans les cas où les statuts prévoient la cession des droits sociaux d'un associé ou le rachat de ces droits par la société sans que leur valeur soit ni déterminée ni déterminable, celle-ci est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné dans les conditions du premier alinéa.
 
L'expert ainsi désigné est tenu d'appliquer, lorsqu'elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par toute convention liant les parties. ».
 
Lorsque que dans leurs statuts, pacte d’associés, règlement intérieur ou toute autre convention[[3]], les parties ont prévu les modalités d’évaluation de leurs actions ou parts sociales, l’expert désigné par les parties, ou par le Président du tribunal judiciaire ou commercial, ou encore par le Bâtonnier, est obligé d’appliquer lesdites modalités.
 
En revanche, que se passe-t-il lorsque les parties n’ont pas prévu les méthodes d’évaluation de leurs actions ou parts sociales ni dans leurs statuts, ni dans leur pacte d’associés, ni dans leur règlement intérieur, ni dans toute autre convention ? L’expert désigné est-il libre de déterminer les méthodes de valorisation ?
 
Et quid s’il existe des usages résultant de valorisations précédentes au sein de la société ou de la profession concernée, l’expert désigné est-il tenu de les appliquer ?
 
La jurisprudence constante[[4]] décide qu’en l’absence de règles et modalités de valorisation convenues par les litigants, l’expert désigné dispose d’une entière liberté d’appréciation pour fixer la valeur des parts sociales selon les critères qu’il juge opportuns. La jurisprudence affirme qu’en se remettant à un expert en raison de leur désaccord sur l’estimation de leurs actions ou parts sociales, les parties font de la décision de l’expert leur loi. En conséquence, la même jurisprudence considère qu’il n’appartient pas au juge de remettre en cause la valeur des actions ou parts sociales fixée par l’expert, sauf dans l’hypothèse exceptionnelle d’une « erreur grossière ».
 
Il y a notamment « erreur grossière » lorsque l’expertise repose sur des prémisses erronées quant au mode même de détermination de la valeur des parts sociales, avec pour conséquence que son caractère impératif doit être écarté[[5]]. C’est le cas lorsque l’expert fonde son raisonnement sur une clause statutaire caduque[[6]].
 
Reste alors la question de savoir si, lorsqu’il n’existe pas de règles d’évaluation prévues par les parties, l’expert doit  tenir compte des usages internes à la société ou propres à la profession concernée.
 
A l’analyse de la jurisprudence, il semble qu’aucun usage n’est opposable à l’expert, et celui-ci conserve son entière liberté d’appréciation pour fixer la valeur des actions et parts sociales. En effet, dans un arrêt rendu le 9 mai 2019[[7]] concernant un litige entre associés d’une société civile professionnelle d’avocats, la Cour de cassation a censuré un arrêt de la Cour d’appel de Rennes[[8]], en affirmant la latitude de l’expert de refuser de prendre en compte « un usage non discuté ».
 
S’il est vrai que cette décision a été rendue sous l’empire de la rédaction initiale de l’article 1843-4, il demeure cependant que ses nouvelles rédactions successives issues de l’ordonnance n°2014-863 du 31 juillet 2014 et de l’ordonnance n°2019-738 du 17 juillet 2019, ne semblent pas remettre en cause la liberté de l’expert face à un usage. A cet égard, la doctrine[[9]] affirme qu’en l’absence de prévisions « statutaires ou conventionnelles », l’expert « conservera sa liberté conformément à la jurisprudence antérieure ».
 
C’est le lieu de souligner que dans un arrêt rendu le 25 janvier 2022, la Cour d’appel de Versailles, statuant sur renvoi après cassation, a jugé que l’usage antérieur de la valorisation des parts sociales au nominal ne pouvait pas primer sur des dispositions statutaires existantes, et que c’est à juste titre que l’expert avait appliqué ces dernières[[10]].  Dans cette affaire, un avocat retrayant soutenait précisément que ses parts devraient être évaluées au nominal conformément aux précédentes évaluations faites pour d’autres associés qui avaient quitté la structure d’exercice la même année. La Cour d’appel de Versailles a rejeté sa demande aux motifs que les statuts de la société définissaient une méthode d’évaluation des parts sociales.
 
Cet arrêt fait obstacle à une interprétation large de la notion de « convention » au sens de l’article 1843-4, qui consisterait à y inclure les usages en tant que pratiques antérieures non contestées.
 
En effet, si les pratiques antérieures invoquées par l’avocat dans l’espèce sus évoquée avaient été consacrées par les associés dans un accord écrit postérieur aux statuts, il est certain que cet accord se serait imposé en tant que « convention » au sens de l’article 1843-4. Il en découle inversement qu’en l’absence d’accord écrit, il n’existe pas de « convention » au sens de l’article 1843-4, avec pour conséquence qu’un usage ne peut être assimilé à une « convention » au sens de cet article 1843-4. Aussi, en l’absence d’une telle « convention », l’expert conserve son entière liberté d’appréciation pour fixer la valeur des actions et parts sociales, même en présence d’un usage.
 
Cela dit, dans l’exercice de cette entière liberté de détermination des modalités d’évaluation, l’expert peut librement choisir d’appliquer les usages, ainsi qu’il ressort de certaines décisions[[11]].
 
 
 
[[1]] Pour les sociétés civiles ou commerciales.
 
[[2]] Pour les sociétés d’avocats.
 
[[3]]A l’instar d’un système de rémunération adopté en Assemblée générale et qui a des stipulations relatives au retrait d’associé (Cass. 1re civ., 8 janvier 2020, n°17-13.863, concerne uns Société Civile Professionnelle d’avocats).
 
[[4]] Cass. com., 19 avril 2005, n°03-11.790 (sociétés d’experts comptables et de commissaires aux comptes) ; CA Rennes, 3e chambre commerciale, 9 novembre 2021, n°18/07482 (SARL commerciale) ; CA Dijon, 2e chambre civile, 16 juin 2022, n°21/00070 (SAS commerciale) ; CA Colmar, chambre 1 a, 21 septembre 2022, n°21/00589 (Société civile immobilière).
 
[[5]] Cass. com., 19 décembre 2000, n°98-10.301 (SARL commerciale).
 
[[6]] CA Rennes, 1ère chambre, 4 janvier 2022, n°21/01656 (Société Civile Professionnelle d’avocats).
 
[[7]]Cass. 1re civ., 9 mai 2019, n°18-12.073 (Société Civile Professionnelle d’avocats).
 
[[8]]CA Rennes, 1re chambre, 12 déc. 2017, n° 17/02151 (Société Civile Professionnelle d’avocats).
 
[[9]] Lamy droit du financement, n°2474 – L’expert de l’article 1843-4 du code civil.
 
[[10]] CA Versailles, 1ère chambre, Section 1, 25 janvier 2022, n°19/00119.
[[11]] CA Lyon, 3e chambre A, 23 mars 2017, n°16/04153 (SARL commerciale) ; Cass. 1re civ., 25 janvier 2005, n°01-10.395 (Société Civile Professionnelle de Notaires).
 








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