« Honoraires de présentation » : résoudre la problématique de « l’apport d’affaires »


Rédigé par Philippe Touzet le Mardi 6 Juin 2023

Depuis des années, la profession d’avocat ne parvient pas à se mettre d’accord entre les anciens et les modernes au sujet de la prohibition ou de l’autorisation de ce qu’il est convenu d’appeler « l’apport d’affaires ». La question est revenue devant le conseil national des barreaux, au cours de l’année 2021, à l’initiative de la commission statut professionnel de l’avocat, mais a de nouveau été enterrée. Le sujet revient cependant de façon extrêmement régulière, et ce sera le cas tant que cette prohibition complète et absolue ne sera pas levée, au moins de façon partielle, car les mœurs ont évolué, au point que la règle paraît obsolète pour une grande partie de notre profession. La quasi-totalité des candidats au bâtonnat du barreau de Paris, en juin 2023, propose la levée de cette prohibition. La solution est certainement dans un « en même temps ».

Explications



L’apport d’affaires est prohibé par l’article 11.3 du règlement intérieur national (RIN) qui prévoit que : « L'avocat ne peut percevoir d'honoraires que de son client ou d'un mandataire de celui-ci. La rémunération d'apports d'affaires est interdite. »
 
Cette règle est régulièrement mise en cause par une partie de la profession, en particulier en raison du fait que de nombreux confrères pratiquent effectivement la rémunération de l’apport d’affaires, en la dissimulant sous la forme d’un partage d’honoraires. Or, la question se pose de savoir si il ne serait pas préférable de réglementer plutôt que d’interdire puisqu’à défaut, les opérations se déroulent tout de même, mais sans garde-fous.
 
1. Les travaux antérieurs du CNB
 
Les États généraux de la profession d’avocats (juin 2019), grande consultation réalisée auprès des avocats sur les évolutions de la profession, ont montré que la proposition de levée de l’interdiction de la rémunération de l’apport d’affaires était vue favorablement entre avocats et de manière défavorable à l’égard des tiers.
 
Un groupe de travail composé des présidents et de membres des commissions Exercice du droit, Prospective & Innovations, Règles et usages et Statut professionnel de l’avocat n'a pas pu se mettre d'accord sur ce sujet. La consultation des barreaux a montré une division de la profession.
 
En faveur du maintien de l’interdiction, les arguments étaient les suivants : (i) Si l’interdiction de la rémunération de l’apport d’affaires entre avocats est levée, les avocats ne pourront plus s’opposer à la rémunération de l’apport d’affaires que demandent les plateformes. (ii) Le droit est un « bien de confiance » qui n’est pas un bien comme un autre : lever l’interdiction reviendrait à « marchandiser » le droit et les dossiers des avocats. (iii) La levée de l’interdiction porte atteinte aux principes et règles déontologiques de l’avocat, tel que l’indépendance, le secret professionnel, les conflits d’intérêts. (iv) Comment régler la question de la responsabilité de l’avocat qui recommande un professionnel qui commet une faute dans la gestion du dossier ? (v) Il existerait un risque que des avocats ne fassent plus que de « l’apport d’affaires ».
 
En revanche, en faveur de la levée de de l’interdiction : (i) C’est une réalité : autant admettre le phénomène et l’encadrer. (ii) Le parcours d’acquisition de clientèle a changé, surtout pour les jeunes avocats. (iii) La rémunération de l’apport d’affaires présente des risques déontologiques qui peuvent être maîtrisés. (iv) Dans une économie de mise en relation, l’apport d’affaires a une valeur économique et doit être rémunéré comme l’achat de mots clés sur Adwords, la présence sur les réseaux sociaux. (v) Enfin, en réponse à l’une des inquiétudes évoquées plus haut, les tenants de la libéralisation considèrent que l’avocat apporteur d’affaires n’est pas responsable de la faute commise par le professionnel recommandé : chacun est responsable de sa faute, il n’y a pas de solidarité.
 
Ce rapport a été soumis à la consultation des ordres, mais aucun accord n’a pas pu être trouvé sur le principe même de levée de l’interdiction de la rémunération de l’apport d’affaires.
 
 
2. L’apport d’affaires est-il vraiment prohibé ?
 
Au plan juridique, l’apport d’affaires est-il véritablement prohibé dans toutes les situations ?
 
On peut en douter compte tenu d’une décision rendue par la Cour de cassation, qui considère l’apport d’affaires comme non prohibé, tout au moins dans les rapports d’un cabinet d’avocats avec son collaborateur libéral.
 
La Cour de cassation, dans un arrêt du 18 février 2015[[1]] affirme en effet que l’article 11-3 ne concerne que les relations entre l’avocat et son client :
 
« […] l'article 11-3 du RIN, qui prohibe toute rémunération d'apports d'affaires, ne concerne que les relations entre l'avocat et son client ; qu'il relève qu'aucun élément du dossier ne confirme l'allégation du conseil de l'ordre selon laquelle l'article 12 du contrat de collaboration stipule une rémunération d'apports d'affaires et en déduit que la rémunération complémentaire allouée à Mme Y... sous forme d'un pourcentage des honoraires perçus par le cabinet pour les dossiers apportés et traités par celle-ci ne contrevient pas aux dispositions du RIN du barreau […] ».
 
Aussi, Messieurs Bortoluzzi, Piau et Wickers considèrent-ils, sur le fondement de cet arrêt, que l’interdiction de la rémunération de l’apport d’affaires ne concerne que le cas où un avocat est recommandé à un client par un tiers.
 
« Il s’agit ici d’interdire toute rémunération par l’avocat d’une personne qui n’a pas la qualité d’avocat, que ce soit directement ou indirectement tel que le versement de commission. Cette interdiction ne concerne que les relations entre l’avocat et son client et ne s’applique pas aux relations entres avocats »[[2]].
 
Selon cette interprétation de la règle, la rémunération de l’apport d’affaires entre avocats serait d’ores et déjà autorisée. Par exemple, l’avocat en droit de la famille sollicité par son client sur une question en droit de la propriété intellectuelle pourrait percevoir une rémunération en contrepartie de la recommandation faite à son client.
 
Toutefois, la portée de cet arrêt est discutée, la décision ayant été rendue dans une affaire particulière, concernant le refus de l’ouverture d’un bureau secondaire par un Ordre en raison de la rémunération de l’apport d’affaires du collaborateur libéral.
 
 
3. Une notion multiple
 
Au vu de cette jurisprudence, et de ses débats, on doit bien constater que la notion est multiple.
 
Il peut s'agir tout d’abord de rémunérer la présentation d'un dossier entre deux avocats, c’est-à-dire, entre  avocats (ou structures professionnelles) indépendants l’un de l’autre, ou encore entre le cabinet d’avocats et le collaborateur libéral.
 
Il peut s’agir également de rémunérer la présentation d'un dossier entre un avocat et un tiers non avocat, mais cette situation doit également être divisée en 4 branches qui chacune pourrait recevoir un traitement distinct : (i) à l’égard d’un autre professionnel réglementé figurant sur la liste des professions autorisées à participer à une société pluri professionnelle d’exercice (SPE) ; (ii) à l’égard de tout autre professionnel réglementé ;  (iii) les tiers concernés par les activités dérogatoires autorisées de l'avocat concerné ; et enfin (iv) à l’égard de tout autre tiers non réglementé. 
 
 
4. Ma proposition : passer de  « l’apport d’affaires » à « l’honoraire de présentation »
 
On a vu plus haut qu’une majorité de la profession, plus particulièrement en province, rejette l’idée même d’apport d’affaires à tel point qu’il est même difficile d’en débattre.
 
Ces difficultés m’ont amené à me poser la question du poids de la sémantique dans ce rejet : le terme « apport d’affaires » n’est-il pas en lui-même un repoussoir ?
 
La profession d’avocat éprouve traditionnellement une certaine répugnance pour tout ce qui la rapproche du commerce, et le terme « apport d’affaires », comme le mot « affaires » lui-même, encourage indiscutablement ce rejet.
 
Il apparaît très mercantile, et rend la notion très laide. Ce ne serait donc pas conforme aux principes essentiels de la profession, en particulier au désintéressement, alors qu’en réalité, il s’agit d’une pratique courante, ancienne et parfaitement licite.
 
En premier lieu, elle est utilisée dans toutes les structures d'exercice, dans lesquelles les chartes de rémunération entre associés conduisent de façon quotidienne à rémunérer les apports de dossiers d’un associé à l’autre : cela s’appelle la synergie, ou encore la fertilisation croisée, et tout nous conduit à aller dans cette direction, sans que personne ne se pose la question de la moralité d’une telle pratique, qui indiscutablement est conforme à nos principes essentiels.
 
Or il s’agit bien d’un apport d’affaires entre avocats, à la seule différence qu’il est organisé par une charte de rémunération ou par les statuts de la société, et non entre avocats indépendants l’un de l’autre.
 
En second lieu, il a toujours été considéré comme licite de pouvoir présenter une clientèle à son successeur, et d'être rémunéré pour cette présentation, et ce, notamment, alors même que la cession des clientèles civiles étaient prohibées (de 1847 jusqu’à l’arrêt Woessner Sigrand du 7 novembre 2000 de la première chambre civile de la Cour de cassation). La présentation de successeur a été en effet pendant 150 ans le seul moyen de rémunérer la cession d’une clientèle.
 
Or, il s’agit d’un apport d’affaires pur et simple, entre avocats indépendants : la convention de successeur ou de présentation de successeur est ni plus ni moins un contrat dans lequel l’avocat est rémunéré par des honoraires, pour réaliser une prestation de présentation d’un ou de plusieurs clients à son successeur.
 
Le fait que le droit fiscal ait considéré depuis l’origine une telle opération comme une cession, taxée comme telle, ne change rien au caractère civil de cette opération, qui ne pouvait être une vente (par hypothèse prohibée) et qui constituait donc un apport d’affaires rémunéré.
 
Le changement sémantique est donc essentiel pour donner à la notion son réel enjeu sans la revêtir d’une connotation morale négative.
 
Cette connotation morale négative ne s’impose finalement qu’au sujet de l'expression elle-même « apport d’affaires », alors qu'elle recouvre une réalité beaucoup plus convenable, qui consiste pour un avocat à adresser un dossier dans lequel il se sent moins compétent, et qu'il ne veut pas prendre lui-même, où au contraire à recevoir un tel dossier.
 
La sémantique proposée de l’honoraire de présentation présente l’avantage de donner à l’institution son véritable contour, en évitant la connotation commerciale qui n’y figure pas nécessairement, a fortiori, si elle est entourée de précautions déontologiques destinées justement à éviter les abus qui conduiraient à faire dégénérer cette pratique.
 
 
En conclusion, il y a sur ce sujet une nécessité impérative de clarification. Entre la doctrine de la profession, portée par la commission Règles et usages du Conseil national des barreaux, les ouvrages de déontologie (op. précité),et la jurisprudence de la Cour de cassation, la connaissance de cette règle par les avocats est à l’évidence insuffisante.
 
Le texte du règlement intérieur national devrait donc distinguer les différentes situations précédemment évoquées, en fonction de la qualité du tiers et réglementer au lieu d’interdire.
 
Les deux expressions distinctes pourraient coexister :
 
(i) l’expression « rémunération de l’apport d’affaires » désignerait les cas où la rémunération de l’apport d’affaires est interdite ;
 
(ii) l’expression « honoraire de présentation » désignerait au contraire les situations reconnues comme licite, et pour lesquels la prohibition serait clairement levée.
 
 
 
[[2]]BORTOLUZZI (S.), PIAU (D.), WICKERS (T.), ADER (H.) et DAMIEN (A.), Les règles de la profession d’avocats, Dalloz, coll. Dalloz Action, 15e éd., 2018-2019, no 711.51, p. 1607.







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