Focus sur l'abus de biens sociaux


Rédigé par Marie Perrazi le Mardi 10 Janvier 2006

A retenir : l’abus de biens sociaux consiste, pour un dirigeant, à utiliser abusivement les biens de la société. Sa prescription est de trois ans mais elle peut être retardée indéfiniment tant que le délit n’est pas révélé, ou quand il résulte d’une convention à exécution successive.



Le cabinet a depuis longtemps une pratique très régulière du droit pénal des affaires, c'est-à-dire du contentieux des infractions économiques, financières, fiscales ou encore de concurrence. Les nombreuses affaires que nous suivons notamment en matière d’ABS nous incitent à réaliser ce focus sur cette infraction qui a pour particularité, entre autres, que la victime est toute consentante, puisqu’au moment des faits, elle est dirigée par l’auteur du délit ; toutefois, ses conditions de prescription permettent les poursuites pendant parfois de longues années après l’écoulement du délai classique de 3 ans.

L’abus de biens sociaux, réprimé par un emprisonnement de cinq ans et une amende de 375.000 euros, est caractérisé par le fait, pour tout dirigeant, de droit ou de fait, « de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu’ils savent contraire à l’intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement » (articles L.241-3,4° et L.242-6,3° du Code de commerce).

Rappelons à titre liminaire qu’il est de jurisprudence constante, depuis le fameux arrêt Carignon (Cass. crim., 27 oct. 1997), lui-même en contre-pied de la jurisprudence Noir/Botton, que tout acte illicite est nécessairement contraire à l’intérêt social dès lors qu’il expose la personne morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même et ses dirigeants. Ainsi donc aucun dirigeant ne saurait se prévaloir de l’intérêt social pour justifier des actes de corruption, trafic d’influence, favoritisme, etc.

Cette infraction, qui s’avère assez courante, pose diverses difficultés d’application, notamment en ce qui concerne sa prescription et les personnes recevables à en réclamer réparation. Comme pour tout délit, la prescription de l’abus de biens sociaux est de 3 ans, mais particularité, ce délai ne commence à courir que lorsqu’il a effectivement été possible de prendre connaissance du délit et donc de décider d’en poursuivre l’auteur. La difficulté réside en la détermination de cette date.

"Une infraction encore imprescriptible ? "

Il a été admis qu’en cette matière, la prescription courait « sauf dissimulation, à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont indûment mises à la charge de la société » (arrêt de principe : Cass. crim., 5 mai 1997 ; réaffirmé à de nombreuses reprises ;

cf. entre autres Cass. crim., 27 juin 2001). La solution, qui semble nettement posée, n’est cependant pas d’application simple. De nombreuses difficultés sont notamment soulevées, en jurisprudence, dans les cas où les abus sont réalisés par l’intermédiaire de conventions intervenant directement ou par personne interposée entre la société et l’un de ses dirigeants.

Ces conventions, dites réglementées, doivent faire l’objet d’une procédure d’approbation. La jurisprudence pose le principe que le point de départ de la prescription est la date de réunion de l’organe en charge de les approuver (selon les termes de la procédure dite des conventions réglementées, articles L.223-19 et L.225-38 du Code de commerce) ; première occasion de divulgation du délit commis par ce biais. Or, un récent arrêt précise que la prescription ne commence à courir que si la délibération de l’approbation de la convention litigieuse est régulière, ce qui n’est pas le cas par exemple quand une convention est soumise au vote en l’absence de présentation du rapport spécial du Commissaire aux comptes (Cass. crim., 23 mars 2005). Dans un tel cas, la prescription ne court que du jour de la régularisation de l’approbation ; cette décision est critiquable puisque la connaissance ne résulte pas du rapport du Commissaire aux comptes mais bien de la présentation des conventions litigieuses.

"attention aux conventions à exécution successive"

La solution n’est pas la même en ce qui concerne les conventions réglementées qui connaissent une exécution successive (telles que notamment les conventions dites de management fees, ou les conventions de trésorerie intragroupe). La Cour de cassation, dans un arrêt en date du 8 novembre 2003, a posé, pour la première fois que, dans un tel cadre, « l’usage contraire à l’intérêt social résulte non des conventions litigieuses mais de leurs modalités d’exécution ».

Elle repousse ainsi le point de départ de la prescription de l’action au jour où la convention a cessé de produire ses effets. La Cour semble ainsi considérer que c’est à chaque exercice que l’exécution de la convention entraîne la mise à la charge de la société de dépenses indues. Cette décision, très critiquée par la doctrine, n’a pas à ce jour fait l’objet d’un revirement. Il convient dès lors d’être très attentif dans les groupes de sociétés : les flux financiers passibles de l’incrimination d’abus de biens sociaux (ie : flux non conformes à l’intérêt du groupe) ne se prescrivent que trois ans après la cessation de la convention, quelle qu’ait été sa durée.

Une autre difficulté réside dans la détermination des personnes qui peuvent prétendre à obtenir réparation de l’abus commis. Aux termes des articles 2 et 3 du Code de procédure pénale, l’action civile n’appartient qu’à ceux qui ont personnellement subi un dommage résultant directement des faits poursuivis.

Selon les dispositions du Code de procédure pénale, la réparation est bien évidemment ouverte à la société elle-même, directement lésée par l’infraction ; l’action est dans ce cas intentée, soit par les repreneurs de la société, nouveaux dirigeants sociaux, soit par ses autres associés ou actionnaires par la voie de l’action sociale ut singuli, qui leur permet d’agir au nom et pour le compte de la société à l’encontre de ses dirigeants fautifs. La réparation du préjudice personnel des associés ou actionnaires est en revanche plus délicate puisqu’ils doivent pouvoir justifier d’un préjudice propre, distinct de celui de la société et résultant directement de l'infraction.

Le préjudice allégué ne doit pas être le corollaire de celui subi par la société, tel qu’une perte de valeur des titres détenus.

Des salariés tentent parfois également d’obtenir la réparation de préjudices personnels variés, en se constituant partie civile dans l’instance ouverte contre les dirigeants sur le fondement de la commission d’abus de biens. Ceux-ci sont pratiquement systématiquement déboutés. En effet, la démonstration d’un préjudice personnel et direct né de l’infraction commise n’est pas évidente : le préjudice matériel résultant de la rupture éventuelle de leur contrat de travail, consécutive à la liquidation éventuelle de la société, est réparé par le biais de procédures sociales spécifiques ; l’appauvrissement du patrimoine social ne concerne pas directement les salariés.

" les salariés ne subissent pas de préjudice direct "

Et la Cour de cassation, en décidant que le préjudice ne résultait pas directement de l’infraction, a récemment censuré une Cour d’appel qui avait fait droit à une demande de dommages et intérêts fondée sur la réparation d’un préjudice moral résultant de « l’inquiétude » et du « climat désagréable au sein de l’entreprise ». Ouf ! Si l’on se réfère à l’inflation du contentieux prud’homal, la solution contraire eut été bien inquiétante tout de même …







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